Edouard Louis - En finir avec Eddy Bellegueule

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Eddy Bellegueule est un roman alchimique, qui doit conduire son narrateur (« c’est-à-dire moi » dit l’auteur dans une entrevue avec Marc Voinchet sur France Culture) de la boue de sa campagne picarde à l’or d’études prestigieuses. Eddy Bellegueule subit en effet le rejet et le mépris de sa famille et de ses proches, homophobes et racistes, qui ne comprennent pas ses manières de « grande folle », quand un garçon doit être « un dur ». Entre manifeste, essai et mur des lamentations, ce premier roman déçoit et multiplie les incohérences et les invraisemblances. Quelques belles scènes cependant (celle de Steevy, où enfin, le silence est inscrit dans la phrase romanesque, résistant à l’urgence de tout dire), ou un « néologisme de la misère » qui semble concéder enfin un peu de dignité à des personnages secondaires qui semblaient se cantonner dans des rôles de faire-valoir dans un univers manichéen).

En rédigeant son témoignage, Edouard Louis dresse quelques personnages qu’il prétend saisir complétement et sur lesquels il délivre quelques sentences snobs, au moment même où il refuse les étiquettes. L’envie d’en finir est soumise à celle de définir. Même son chapitre « L’autre père » (dans lequel le personnage de sa mère lui raconte ce qui sonne comme une blague : son père comme un jeune bohème dont le meilleur ami était arabe) constitue plutôt une sorte de parenthèse que l’on concède pour aussitôt l’exclure. On a donc le sentiment d’une hypocrisie paradoxale : l’auteur demande le dépassement de la caricature quand il écrit lui-même des caractères, détournant les yeux des quelques manifestations d’amour qu’il obtient tout de même – le passage chez la grand-mère ou la confession du père sur ce qu’il pense être son lit de mort, par exemple.

Ce qui se veut un sésame littéraire, véritable mot magique permettant le parachèvement dans la création d’un monde à l’autre, oppose l’écriture bourgeoise d’un narrateur dégouté, et, en italiques, les insultes irrévérencieuses de tous les autres. L’auteur, spécialiste de Pierre Bourdieu, sait bien « ce que parler veut dire », c’est-à-dire que choisir un mode d’expression, c’est se classer. Il inscrit dans sa phrase le clivage entre deux mondes. En ce sens, cette écriture met en confrontation un sociolecte, des racines linguistiques, quand le narrateur se fait l’interprète hautain de la parlure paysanne dans de mots choisis plutôt que subis (du moins le pense-t-il). Elle contribue à mettre à distance l’image du père – cette « obsession » ridicule qu’il note chez son propre père sans voir que lui aussi n’y échappe pas. Edouard Louis est un anti-Gavroche.

Eddy Bellegueule reproduit les schémas de domination dont il a souffert, et remplace l’oppression qu’il a subit par le sentiment d’une supériorité intellectuelle et sociale qui agace nécessairement son lecteur. En effet, Edouard Louis a tendance à l’assujettir : ce roman égoïste est en réalité une scène où le narrateur se complaît dans une sorte de one-writer-show à s’écrire, et à analyser son écriture dans le même mouvement. Nulle place pour le lecteur relégué aux marges du témoignage, quand il conviendrait d’écrire en laissant de la place entre les mots pour celui-ci. Pas de nuance non plus, pas de demi-mesure, pas de place pour l’hésitation. On ne laisse pas le bénéfice du doute à l’intelligence du lecteur. Deux choix alors s’offrent à nous : un pathos aveuglé pour ce jeune martyr de la France profonde, ou le rire franc devant le déballage de clichés de ce carnaval moche (le père est un véritable ogre qui boit le sang chaud des bêtes qu’il tue de ses mains). Ce roman de remplacement de vérités par d’autres vérités sur fond de d’apitoiement sur soi-même, pour ne pas dire complaisance malsaine, agace finalement comme une fausse bonne idée.

Edouard Louis - En finir avec Eddy Bellegueule
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